Archives Prix le Bussy

Extrait de la nouvelle gagnante

L'Attrape-Touristes

d'Élise Rengot

— Alors, convaincue ?

Je restai bouche bée. Yeux écarquillés. Souffle coupé. Mon cerveau se débattait, sans trouver d’explication à laquelle s’agripper. Étais-je en train de sombrer dans la folie ?

Je sentais que je perdais pied. Pourtant, face à moi, l’homme au képi lumineux prenait mon cas à la légère. Il agita encore une fois le petit calendrier électronique qu’il serrait dans sa main, puis il le reposa sur son comptoir et m’adressa un sourire un peu moqueur.

—  Je vous l’avais bien dit, qu’on était en juin.

Mon air perdu le fit éclater de rire.

— Ah ah ah ! Ne vous inquiétez pas, jeune fille. On est habitués, dans cette gare. Des voyageurs qui nous demandent la date à leur retour de vacances, on en voit tous les jours. Ils font la même tête que vous ! Faut croire que le tourisme, ça déphase.

Il se tenait droit dans son uniforme, les mains posées sur son comptoir en désordre.

— Ça déphase ou ça décale, continua-t-il pour lui-même. Ou alors ça désaxe ? Je ne sais pas, au juste... En tout cas, ça perturbe.

Au milieu du hall démesuré, nous étions comme des fourmis.

— Vous allez vite retrouver votre rythme, m’assura l’homme.

Je jetai un regard hébété vers l’immense baie vitrée qui nous surplombait. Dehors, le soleil jouait les vedettes éblouissantes. Les arbres de la place berçaient doucement leurs petites feuilles vertes. De jolies fleurs de printemps s’épanouissaient dans les jardinières.

Mais j’avais beau voir et revoir tout cela, je savais que c’était impossible. C’était une farce, un spectacle, un décor...

Je secouai la tête et persistai :

— Non... Je suis sûre que nous sommes en novembre.

Ce matin même, au lycée, j’avais écrit la date au tableau. On était le 7 novembre : jour de pluie et de temps gris, jour des frites à la cantine et de l’interro de maths à 16 heures...

Et si j’étais en plein milieu d’un rêve ? Soudain, l’idée me parut satisfaisante. J’avais dû m’endormir dans le bus, alors que je rentrais chez moi. Banal...

Je pris une inspiration, me pinçai le bras, fermai les yeux plusieurs secondes. Mais, quand je les rouvris, l’homme au képi était toujours là, hilare.

— Trêve de plaisanteries, finit-il par dire. Je travaille, moi. Votre passeport, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

— Mon... passeport ?

Je n’arrivais pas à me concentrer. Je ne comprenais strictement rien à ce qu’il me voulait.

— Oui, insista l’homme. Votre passeport biométrique, s’il vous plaît. Dans cette gare, je suis contrôleur. Alors, je contrôle les billets et les passeports. C’est logique. Dites, vous m’avez l’air sacrément déphasée, vous !  

Une heure plus tôt, tout était normal. Après avoir raté mon interro de maths, j’étais sortie du lycée en trombe pour ne pas, en plus, rater mon bus. La routine.

Cours, cantine, trajet, devoirs, dodo. Ça recommençait, ça se répétait, ça n’en finissait jamais. À croire que je revivais toujours la même journée pourrie, remplie d’algèbre et de friture.

Comme toujours, il pleuvait à verse : un vrai temps de novembre ! Je ne me rappelais même plus la dernière fois qu’il avait fait beau.

Dans ma course, j’avais glissé sur un tas de feuilles mortes, retrouvé l’équilibre par miracle puis contourné un groupe d’élèves qui se serraient sous un parapluie.

— Eh, merci pour les éclaboussures ! avait râlé une fille, quand mon pied avait atterri dans une grosse flaque à côté d’elle.

Moi, j’étais trop en retard pour essayer d’éviter les gouttes ! J’avais rétorqué du tac au tac :

— Oh, ça va, tu vas pas rouiller !

J’avais couru à en perdre haleine jusqu’à mon arrêt de bus habituel et, dégoulinante, j’avais sauté dans le véhicule qui attendait là. Les portes s’étaient refermées juste derrière moi et l’engin, bondé de monde, avait aussitôt démarré.

Ouf, c’était moins une ! Mon programme était simple. Je comptais m’effondrer dans un siège et somnoler jusqu’à l’arrivée. Je me sentais si lasse, depuis quelque temps. Épuisée d’ennui. J’avais l’impression de répéter toujours les mêmes tâches, automatiquement, sans réfléchir. Cours, cantine, trajet, devoirs, dodo, encore et encore... Jamais un grain de sable. Jamais une surprise.

 Mes amis du lycée ne comprenaient pas mes états d’âme. Ils se contentaient de se ranger devant la porte de la classe, d’attendre, de répéter en boucle la routine infernale. Comme des petits robots bien obéissants. Ça m’agaçait. J’en avais marre. J’avais envie d’autre chose.

En entrant dans le bus, je n’avais même pas jeté un œil à l’écran d’informations. J’aurais dû, car il mettait en garde : « Attention, itinéraire dévié pour cause de travaux. Veuillez consulter la liste des nouveaux arrêts. »

Je m’étais trompée de ligne comme une débutante, mais trop tard ! Le bus fonçait déjà dans les rues de Paris. Impossible de descendre ! En plus, la machine refusait obstinément de valider ma carte de transport. « Document non reconnu, document non reconnu... »

En regardant autour de moi, un premier doute était venu me chatouiller. Je n’étais plus vraiment sûre de me trouver dans un bus de ville. Les sièges, gris métallisé, s’inclinaient dans les virages pour ne pas secouer les passagers. Du jamais-vu !

— Euh... excusez-moi, avais-je alors demandé à une dame qui tenait une valise. On est sur quelle ligne ?

— La Tempora 5, en direction de la gare, avait-elle répondu d’un ton aimable. Ce sera le terminus.

J’avais hoché la tête pour la remercier. Ensuite, le véhicule avait accéléré. J’avais dû me cramponner des deux mains à la barre pour ne pas tomber. Le bolide était passé devant la gare de l’Est, puis la gare du Nord... sans marquer le moindre arrêt. J’en étais restée sans voix.

Le bus avait roulé longtemps. Le chauffeur semblait se croire dans une course de Formule 1. Il avait emprunté le périphérique, puis une portion d’autoroute, avant de filer dans un paysage ressemblant de plus en plus à la campagne. Je me sentais déboussolée... et j’avais de plus en plus chaud !

Soudain, une immense gare routière, tout en verre et en acier, avait surgi à l’horizon, au milieu de nulle part. Le bus avait déversé ses passagers devant l’entrée. L’endroit était baigné de soleil, mais personne d’autre que moi ne s’était étonné de cette météo si changeante.

Ahurie, j’avais coincé mon manteau sous mon bras et suivi la foule. Après quelques pas sur cette terre inconnue, j’avais souri. Enfin, quelque chose se passait et brisait la routine en mille morceaux. J’avais un nouvel endroit à explorer. Pour une fois, je n’avais plus l’impression d’être une figurante à côté de ses pompes. J’avais d’abord exploré la place fleurie, puis j’étais entrée dans le hall gigantesque et rutilant.

Voilà comment je m’étais retrouvée devant ce contrôleur au képi clignotant, qui me barrait la route, m’empêchait de faire demi-tour et m’affirmait qu’on était en juin.