Prix Alain le Bussy

2023

EN 2023, COMME EN 2022,

177 NOUVELLES ONT ÉTÉ SOUMISES AU JURY

1 - La Course
2 - Mémoire vive
3 - Obsolète
4 - le Dieu Sékoi
5 - Angétoile
6 - Différence
7 - Fuite en avant
8 - Pitchounette
9 - Bluette sur Astéroïde
10 - Lisa
11 - Le Fantôme de l'espace
12 - SkinUp
13 - Une Rivière comme un océan
14Mithramatique
15Mes premières vacances d'hibernation
16 - La mémoire de l’Olch’
17 - Terra Nova
18 - L’Empire de la lumière
19 - Incarnation
20 - Last Kid Standing
21 - Rebrousser chemin
22 - Espèces
23 - Détroit
24 - Révolte l’âme
25 - En attendant que tu reviennes
26 - Mother
27 - Un ange est venu…
28 - Nous bâtirons un monde nouveau
29 - Mélodie Ancestrale
30 - Zeitgeist
31 - Simplement humains
32 - Le Décrocheur
33 - Soleil rouge sang
34 - Le PRN
35 - Tous nos visages
36 - En attendant la pluie
37 - Le Piège d’Alpha Centauri
38 - Transfert d’Ego
39 - Le retour d'Antigone
40 - Le portail de Gaia
41 - Ce qui retourne à la terre
42 - Ce parfum de nos amours mortes
43 - Les robots dépressifs 
44 - Love sans frontière
45 - XVIII
46 - Fondations de feu
47 - Une seconde chance
48 - Cassiopée
49 - Talisman
50 - Seconde chance
51 - La visitation
52 - Petites histoires de la fin du monde
53 - À louer : corps en bonne santé
54 - Dans la trame du temps
55 - La constante aléatoire
56 - Par les temps qui courent
57 - Un royaume de soleil et de pierre
58 - La fleur de l’au-delà
59 - Les encadrées de l’île
60 - La Nuit du Feu
61 - Jamais tu ne seras un homme
62 - Les vies de Marie 
63 - L’homme modulable
64 - Les Gardiens
65 - Une douzaine de Phallusias s’il vous plaît 
66 - Into a stranger
67 - Les Révoltés de Titan
68 - Le Naufrage de la Planète rouge
69 - Rien qu’une banale opération
70 - L'incruste
71 - Le Retour d'Antigone
72 - Le Regard dur
73 - A travers le miroir
74 - La TravelTV
75 - Lâcher de lanternes
76 - Matthias, le marteau et l’enclume
77 - La disparition des étoiles
78 - Tout l’or du monde
79 - Gender Studieuses
80 - Chirurgie sertie
81 - Elizabeth
82 - La plage du lac
83 - Échappement
84 - Hunet
85 - Le Malheur à relai
86 - No man's land
87 - Déextinction
88 - L'Âge du Capitaine
89 -L’inverse de la brosse à dents
90 - Neuwerlt
91 - Planète Mirus : la nouvelle normalité
92 - Le Vol
93 - Vivre 2074
94 - Terra  
95 - Rebut
96 - Changement d'air
97 - Claire de Lune
98 - Des jours meilleurs
99 - Le Fils du fossoyeur
100 - Le Dé
101 - Memento
102 - Aya La brave
103 - Ad Aeternam
104 - Une paire d’écouteurs intelligents (18+)
105 - Huis clos
106 - Sa raison, c’est moi
107 - Où est le public ?
108 - Hermétique
109 - Voyage sans terminus
110 - Le Brise-Rêves
111 - L’esprit des réseaux
112 - Le Sujet
113 - Le dernier des loquaces
114 - Le phénomène de Raynaud
115 - Une bonne poisse
116 - Voyager
117 - Son Père lui avait dit
118 - Une absence
119 - L’avenir nous appartient !
120 - Anna femme de l'espace
121 - Hybrides
122 - Que se passe-t-il avec Charlie?
123 - À l’article de la mort
124 - Le voyage de Vivi
125 - Bonsoir « Virilovsky ».
126 - Samsara
127 - Le chemin de l’autre
128 - Amathiga
129 - Elévation
130 - Carl
131 - La face cachée de Jacotte
132 - Un air de fin du monde
133 - Remote Control
134 - Babel Brother
135 - Une longue nuit
136 - De deux choses Lune
137 - Là où le soleil porte encore
138 - La Piscine
139 - Alter ego
140 - Dans un cauchemar des plus ignorées
141 - Du pur Stan
142 - Klara Connor
143 - Bim Boum Tchak !
144 - La révision des cent mille
145 - Rouge et Verts
146 - Intrication
147 - Reset
148 - Invisible
149 - Le dernier tour
150 - Prédictions
151 - Le virus Arbo
152 - Les abeilles de l'univers
153 - Le Best-Seller
154 - Transfert de fichiers
155 - Paradoxe
156 - Une journée d’Autumn
157 - La peau des bananes digitales est peu digeste
158 - Suprématie quantique
159 - Horaire erratique
160 - Tout a une fin
161 - L’Aurore
162 - Les hommes rapiécés
163 - Banlieue-bonbon
164 - De l'intérêt de la restauration des pandas et autres espèces disparues
165 - Souvenirs de la Terre
166 - Agonie
167 - Un souvenir de Silvia
168 - Woh !
169 - L’Épreuve des Plantes
170 - Soixante-dix-sept
171 - L’odeur de paupières brûlées au petit matin.
172 - Fantômes de Mars
173 - L’Interstice
174 - Lucille Delporte
175 - Un Camp des Sens
176 - Mutationniste
177 -Espérance

Palmarès

Prix Alain le Bussy 2023 :

Goliathus 

pour "La Visitation"

Le Bussy d'argent 2021 :

Julien Deslangle 

pour "Samsara"

Le Bussy de Bronze 2021 :

Olivier Goncalves pour

"L’odeur de paupières brûlées au petit matin"

Premiers Accessits 2022

ex aequo :

"SUPRÉMATIE QUANTIQUE", DE ARAMI

"HUIS CLOS", DE THIERRY FAUQUEMBERGUE 

"DÉEXTINCTION", D'EMMANUEL GALLANT 

"INVISIBLE", D'ALEXANDRE GACHET

"LE DÉCROCHEUR", DE RAYMOND ISS 

"MATTHIAS, LE MARTEAU ET L’ENCLUME",

DE NELLY KIINT 

"BANLIEUE-BONBON", DE MICHÈLE LAFRAMBOISE

"SECONDE CHANCE", DE MORWENNA LE BEVILLON

"LE BEST-SELLER", DE JOSÉPHINE LE MAIRE 

"ELIZABETH", D'AUDE NZEH NDONG 

"PETITES HISTOIRES DE LA FIN DU MONDE", DE FRANCK PETRUZZELLI 

"BABEL BROTHER", DE GRÉGOIRE QUÉVREUX 

"KLARA CONNOR", DE THIERRY SOULARD 

"LES HOMMES RAPIÉCÉS", DE JEAN-LOUIS TRUDEL

 Prix Alain le Bussy 2023 - Mentions spéciales    

(voir anthologie 2023)

"Une journée d’Autumn", de Rachel Arriaga 
"No man's land", de Stéphanie Barzasi 
"Un royaume de soleil et de pierre", de Didier Bertrand
"De l'intérêt de la restauration des pandas et autres espèces disparues", d'Anthony Boulanger 
"Le Dieu Sékoi", de Philippe Caza
"Le Fils du fossoyeur", de Nicolas de Torsiac 
"Une seconde chance", de Miguel Dey
"Intrication", de Julien Gio 
"Gender Studieuses", de Morgane Guilhem 
"Mémoire vive", de Lucie Heiligenstein 
"Ad Aeternam", de Colle Jonathan 
"Le Vol", de Cédric Ledoux 
"Hermétique", de Thomas Lop Vip 
"Rebut", de Benjamin Lupu 
"Pitchounette", de Gauthier Nabavian
"Vivre 2074", de Philippe Pinel 
"Mélodie Ancestrale", de Céline Rower 


Extrait de la nouvelle gagnante

LA VISITATION

de Goliathus 


L’essentiel du village de Moussac est recroquevillé sur la rive droite de la Vienne, à six kilomètres de l’Isle-Jourdain par la D11. Lors du recensement de 1990, il ne comptait plus que 497 habitants, deux ou trois commerces chétifs sur une rive ; sur l’autre, de rares hameaux disséminés au hasard de la géographie et de l’histoire. En traversant la rivière, on passe forcément devant la ferme des Ripoche, composée d’une bâtisse principale, d’une étable flanquée d’un poulailler et d’un vieux puits. Émile et Laurende y élèvent des chèvres de races poitevines sur une quinzaine d’hectares de pâtures que le rouge froissé des coquelicots égaie de la Sainte Bernadette jusqu’à la fête de l’Assomption.

Leur parler local a hérité des mots du Saintongeais, chaille, asteure, cagouille ou benèze et d’un accent particulier aux troisièmes personnes du pluriel qui fait entendre des « an » au lieu des « on ». Émile articule peu. Il affûte à la pierre le tranchant de son opinel, religieusement ; un crachat nettoie les minuscules scories de chrome. Ça lui plaît.

Vers la basse vallée, on trouve encore une « flore à nettes affinités montagnardes » ; le limousin et ses célèbres monts ne sont pas loin.

Laurende pourrait écrire un livre sur l’aconit tue-loup, la petite ciguë ou la mort des ormes, si elle prenait le temps. Elle et son mari ne vivent que pour leurs chèvres ; ils fabriquent leurs fromages qu’ils vendent sur les marchés de la Vienne. Pas de vacances, peu de sorties ; contrairement aux filles de la chanson, Laurende n’est jamais allée au bal. Elle a connu Émile dans une foire aux chevreaux quand elle avait quinze ans. Ils ont renoncé à avoir des enfants, après que Laurende eut fait une fausse couche tardive. Une épagneule anoure nommée « Rika » tête gaiement aux mamelles de cet amour parental contrarié ; elle est la cinquième du nom.  

Le jeudi 25 mai 1995 vers 15h30, Émile et Laurende rentraient d’un enterrement d’un vague cousin du côté d’Angoulême, juste à temps pour la traite des chèvres ; ils avaient pris par Saint-Angeau afin d’éviter la nationale. Le pied à fond sur l’accélérateur, c’est à peine si leur vieille R16 frôlait les soixante-quinze kilomètres/heure.

Alors qu’ils venaient de dépasser la Petite Vergne, Laurende a remarqué sur sa droite un nuage sombre à une altitude basse que poussait un vent latéral. Un « drôle de nuage ! ». C’est ainsi qu’elle l’a désigné à son époux. Émile n’aime pas que sa femme le distraie pendant qu’il est au volant ; par réflexe, il a jeté un coup d’œil et froncé les sourcils. Habitué à vivre en plein air, le couple identifie aisément tous les phénomènes atmosphériques ; ils en savent plus qu’Alain Gillot-Pétré sur la météo des campagnes. Jamais ils n’avaient observé pareille formation. Le ciel était dégagé. La masse flottait silencieusement au-dessus de la ligne de l’horizon et suivait une trajectoire rectiligne qui allait couper leur route. L’angoisse les a saisis. Ni l’un ni l’autre n’est amateur d’émotions fortes. Mener les chèvres aux pâturages, les traire une fois par jour, transformer leur lait cru en fromage, veiller sur les chevreaux qui naissent du printemps jusqu’en juillet leur en apportent plus qu’ils n’en demandent.

A cause de cette apparition, un ordre des choses venait d’être perturbé, sur une route de campagne, par une après-midi ensoleillée. La densité de la forme suspecte, sa vitesse de déplacement, l’absence de bruit de propulsion, tout cela suggérait un objet volant radicalement différent de tout ce qu’ils avaient pu voir passer dans la région.

« Arrête la voiture » a chuchoté Laurende, dont la voix trahissait une peur viscérale. Émile a coupé le moteur au milieu de la chaussée. Le vaste objet est passé à moins de deux cents mètres d’eux, juste après la barrière du pré de la Mère Soulas, une amie cultivatrice à la retraite. A vue d’œil, il avait la taille de quatre gros hélicoptères. Comme hypnotisés, les éleveurs ont suivi sa course silencieuse ; l’objet oblongue a traversé la voie communale, survolé la Vienne à hauteur des arbres et disparu derrière une petite chênaie qui dissimulait sa fuite.

L’observation n’avait duré que quelques secondes. Moins d’un minute de pure terreur devant l’inconnu. Il fallut vingt fois ce temps pour que leur pouls retourne à la normale et qu’ils échangent de nouveau une parole. Laurende a parlé la première. Son bon sens paysan lui a fait réaliser qu’ils étaient arrêtés sur la route. Le risque d’accident était nul ; il n’était simplement pas convenable d’être là à contempler les coucous[1] des fossés, quand les chèvres attendaient à la maison qu’on les traie.

« Émile, démarre ! » a-t-elle fait, sans animosité. Son époux a enclenché la première vitesse et a attendu que la voiture ait parcouru trois cents mètres avant d’enclencher la seconde, comme s’il avait craint de heurter un invisible obstacle laissé par l’objet sur sa trajectoire. Une fois passé le pré de la Mère Soulas, Émile a accéléré franchement et lâché un juron patois qui lui a offert le soulagement d’un pet franc. La R16 a traversé vite le bourg de Moussac, elle a pris la direction du hameau de Biard ; après la rivière, elle s’est engagée dans le chemin de terre qui mène à la ferme. A chaque aspérité, le cabrement du véhicule aux suspensions branlantes procurait au couple un apaisement appréciable, le plaisir simple de retrouver ses repères. Il a été de courte durée, car une atmosphère particulière régnait dans la cour. La chienne n’est pas venue à leur rencontre en jappant, aucune poule ne picorait un grain misérable autour de la chèvrerie. Ils ont baissé leur vitre. L’air ambiant avait un goût métallique ; la météo n’avait pourtant pas annoncé d’orage. Quelque chose d’anormal était en train de se produire. Le bourdonnement des insectes était absent, les oiseaux s’étaient tus, on n’entendait pas le remue-ménage des animaux dans l’étable. Émile a évité de regarder sa femme, pour que ses yeux ne trahissent pas son effroi. Pourtant, le gaillard n’est pas du genre à chier dans son froc. Il s’est avancé vers l’étable en jetant des regards furtifs alentour. De rares cirrus s’effilochaient vers l’est. Machinalement, l’éleveur a porté la main à son opinel ; il a pénétré la pénombre. L’odeur lui a signalé la présence du bouc et des biquettes. Leurs silhouettes immobiles formaient une masse vers le fond du bâtiment. Les animaux semblaient figés dans une torpeur contagieuse. Près des bêtes, l’épagneule avait aussi adopté une posture étrange, le corps malingre contre le bois d’une poutrelle et les oreilles basses. Quand Rika a reconnu son maître, elle a émis une plainte à peine audible. Émile a promené son regard dans l’étable, inquiet de trouver un intrus, prédateur humain ou animal en embuscade. Puis, retrouvant un peu de sang-froid, il a fait deux grands pas sur la paille vers son troupeau et a appelé sa chienne. Rika s’est avancée ventre à terre, comme si une force invisible lui appesantissait l’échine. Un jeune chevreau a bêlé, un ou deux tons au-dessous de son cri habituel. Le bouc a basculé sa tête de côté, ses pupilles horizontales fixaient absurdement Émile. Les autres chèvres n’avaient pas fait le moindre mouvement ; leurs mamelles lourdes devaient pourtant les faire souffrir. Soudain, un grincement derrière Émile l’a fait se retourner vivement. Laurende se tenait dans l’entrebâillement de la porte, le dos tordu, elle avançait à reculons avec d’infinies précautions.

« E.. ém.. » a-t-elle tenté, mais la dernière syllabe est restée au fond de sa gorge. Elle scrutait le ciel au-dessus de la cour. Émile a deviné ce qui happait son regard vers l’extérieur. Mû par un instinct de protection ou un vieil atavisme mâle, il a avalé la distance jusqu’au seuil, s’est intercalé dans l’échancrure de la porte, faisant barrage de son corps et a regardé résolument vers le ciel.  

L’objet était là. Immense et stationnaire à quelques mètres au-dessus de la cour. Il opacifiait une partie du ciel, ovale sombre projetant une ombre au sol qui engloutissait la margelle du puits. Aucun bruit. Aucun souffle d’air. Toute chose vivante avait interrompu sa misérable existence. Jusqu’aux pierres, qui avaient accru leur immobilité minérale.

Malgré la terreur qui le crucifiait sur place, Émile n’a pas refusé l’affrontement. Il a scruté l’objet à en avoir mal aux yeux. (à suivre dans Galaxies N°83)

[1] La Primevère officinale (Primula veris)